
L'Everleigh Club était un bordel installé à Chicago au tournant du XXe siècle. Il était dirigé par les
soeurs Ada et Minna Simms, Il a fonctionné à plein régime durant une décennie de 1901 à 1911 date à laquelle
il a finalement été fermé par le maire Carter Harrison Jr. après avoir découvert une brochure «dépravée»
pour le club, et qui lui a permis de prendre conscience des 600 maisons-closes dans sa ville.
La vice-commission de Chicago l'a décrite comme " la maison de prostitution la plus luxueuse du pays".

La salle de musique- The music room ©University of Illinois at Chicago

Une des filles du Everleigh Club- One of the Girls from the Everleigh Club
Les deux quartets se mettent à jouer; le vin prend corps, le champagne fait sauter les bouchons, les premiers invités arrivent. « Aucune demeure d’aucun courtisan n’a jamais été si richement meublée, si bien présentée et si continuellement placée sous le patronage d’hommes fortunés mais à la morale légère », s’enthousiasment les journalistes, conviés pour l’occasion. Qu’est-ce que quelques passes gratuites contre l’assurance d’un bon service de presse ?
Alors que les femmes n’ont pas encore le droit de vote, les opportunités de créer son entreprise et de mener grand train sont rares lorsque l’on porte un jupon, et se réduisent souvent à se résigner à un mariage avec un homme aisé. A moins, pour les résistantes au purgatoire marital imposé, de faire commerce des charmes que la nature leur a donnés, avec l’espoir de prendre du galon et de devenir une « Madame », une mère maquerelle, sorte de contremaître de la sexualité tarifée. La soirée connaît un franc succès, et un reporter s’exalte : « Minna et Ada Everleigh sont au plaisir ce que le Christ fut au christianisme. » Les apôtres de la nouvelle maison close sont déjà légion et ses prophétesses se construisent une identité en conséquence.
Ada et Minna Lester n’existent dans aucun registre officiel. Elles disent être nées en 1876 et 1878, filles d’un avocat du Kentucky. Leurs 20 ans à peine fêtés, les deux soeurs épousent deux frères dont la violence brise bien vite leurs jeunes illusions. Le corps meurtri de coups, les voilà déniaisées sur la nature humaine et sa cruauté. Subir ne fait guère partie de leur vocabulaire et demeurer des épouses soumises par la force n’est pas dans leurs intentions.
Le temps d’ourdir un plan pour échapper à leurs obligations conjugales, et voilà les demoiselles gagnant Omaha, dans le Nebraska.
Hors du Kentucky, elles ne peuvent légalement être contraintes à retourner auprès de leurs époux, si jamais on venait à les retrouver.
Dénuées d’éducation et de qualification et encore plus d’argent, l’espoir est mince. Mais une révélation est toujours possible ! Elles apprennent par un prospectus qu’une exposition itinérante fait halte dans la ville pour présenter les cultures du monde entier, une Exposition universelle miniature, en somme. Une attraction particulière retient leur attention : les « rues du Caire ». On peut y faire un tour de chameau, s’y faire couper les cheveux à la mode égyptienne, assister à un combat de sabre ou admirer des danseuses qui présentent des performances vairées et colorées. Une vision assez onirique de l’Egypte rêvée par un érotomane. Les publicités dans la presse savent appâter le chaland et promettent « les danseuses avec les c… les plus délurés ». Alors que les robes des femmes de la bonne société ne dévoilent jamais plus qu’une cheville, voilà de quoi assurer un succès immédiat à l’attraction ! Au vu de ce battage et de la foule qui se presse pour regarder onduler les nombrils enfiévrés, Ada et Minna voient la possibilité de faire des affaires et ouvrent, en marge de ce Caire fabulé, un petit bordel familial. Les spectateurs mis en appétit par le spectacle auront sans doute à coeur de goûter les spécialités locales.

Filles de joie- Courtesans
Lorsqu’à la fin de l’année l’exposition reprend le rail, les deux soeurs ont gagné assez d’argent pour développer leur affaire à elles et voler de leurs propres ailes. Mais elles savent qu’elles doivent leur réussite à l’affluence générée par l’événement. Une petite ville ne saurait leur offrir des revenus confortables, et il est hors de question de se prostituer pour quatre sous. Elles deviendront riches et profiteront des hommes qu’elles mettront à leurs pieds, ou rien. Il leur faut une capitale en pleine croissance. Chicago leur tend les bras, son quartier de Levee regorge de saloons et de bordels à faire s’étrangler les notables et les grenouilles de bénitier. C’est décidé, elles seront les demoiselles de Chicago et feront table rase du passé !
Elles ont découvert, dans le décor pharaonique des « rues du Caire », que la vérité ne fait pas rêver ; l’illusion rend la vie plus attrayante, et l’exotisme les femmes irrésistibles. Car, en réalité, elles ne s’appellent pas Lester et ne sont plus mariées.

Everleigh Club ©University of Illinois at Chicago
Au Club Everleigh, Ada s’occupe des paiements, Minna des clients. Cette dernière vient jusqu’à la porte, la démarche assurée, prenant des poses entre chaque pas, lorsque la sonnerie retentit, et accueille celui qui pénètre dans son antre d’un détaché : « Comment ça va, mon garçon ? »
Bientôt l’endroit bouillonne de politiciens, poètes en vogue, banquiers, magnats en tout genre et autres aristocrates décadents. Une clientèle huppée. C’est que, chez les soeurs maquerelles, seul le fait de respirer est gratuit. Les produits y sont nombreux, raffinés et onéreux. Il faut dire que les frais de fonctionnement sont élevés. Outre les dépenses usuelles, il faut encore soudoyer les autorités de la ville, comme le conseiller municipal du quartier, John Coughlin, alias « John Bains Publics », ainsi surnommé pour avoir commencé sa carrière en tant que masseur dans un établissement de bains. En contrepartie d’une généreuse donation annuelle de 20 000 dollars, ce responsable politique très concerné ferme les yeux sur l’illégalité de leur activité et assure leur protection.

copyright City of Chicago
Car les ennemis des deux soeurs sont nombreux et puissants. Les moralistes et les religieux voient en elles l’incarnation du mal, les responsables des turpitudes qui rongent le pays et corrompent sa jeunesse. Certains tentent de forcer l’entrée du club, qui leur est interdite, et de faire constater par des enquêteurs la dépravation à laquelle on s’y livre, la dégénérescence de ce Sodome et Gomorrhe.
Minna les accueille de bonne grâce : chacun de ses « papillons » est décemment rémunéré et est parfaitement maître de son destin.
Deux femmes libres ne vont tout de même pas en aliéner d’autres !
L’un de ces prêcheurs de la bonne parole s’agenouille devant les jupes de satin de l’une des filles et l’implore, au nom du Tout-Puissant, de renoncer à sa vie honteuse, ce qui provoque l’hilarité des autres papillons dans un bruissement de tissus. Minna intervient, elle sait qu’elle ne doit pas offenser ceux qui peuvent lui nuire : « Les filles ont peut-être été vulgaires, justifie-t-elle, mais elles n’ont pas été hypocrites. Elle savent quel genre de vie elles mènent. » Le terme d' »hypocrisie » dans sa bouche n’est pas un mot choisi au hasard, elle a bien conscience que ces parangons de vertu le jour constituent la majeure partie de sa clientèle la nuit !

The Everleigh « Pullman Room » Designed to Look like a Pullman Train car, Chicago, 1909 ©University of Illinois at Chicago
Myrtle a pour passion secrète les armes à feu, dont elle fait une petite collection dans sa chambre qu’elle veut bien montrer aux heureux élus qui ton le privilège de monter l’imposant escalier avec elle. « Je crois que je serais la plus heureuse de cette ville si je trouvais un revolver incrusté de diamants », dit-elle un jour à un nigaud qui ne trouve rien d’autre à faire que de lui en commander un, espérant par ce truchement conquérir son coeur pour mieux posséder son corps. Mais la volubile Cendrillon a également parlé de son désir de revolver à un autre habitué. Les deux hommes se retrouvent un soir face à face, dans la Chambre dorée, et se tiennent en joue. « Battez-vous pour moi, les encourage-t-elle, j’adore ça ! » Par le bruit alertée, Minna intervient. Grimpant les escaliers quatre à quatre, elle se rue sur… les lampes et plonge tout le monde dans le noir ! Les deux hommes se tétanisent. « Messieurs, vous êtes dans le bordel le plus connu du pays. Voudriez-vous que vos proches et amis voient vos noms dans les premières pages des journaux demain matin ? » Lorsque enfin la lumière est, les esprits sont soudainement apaisés.
Le pire est évité ce soir-là, mais le club attire de plus en plus l’attention.

Intérieur du club- Inside the club ©University of Illinois at Chicago
Il est en effet devenu un des endroits les plus réputés, si bien que lorsque le prince Henri de Prusse, frère de l’empereur d’Allemagne Guillaume II, arrive à New York pour une visite officielle, il demande à faire une excursion à Chicago pour découvrir ce lieu de raffinement, et sème aussitôt la panique parmi sa garde et les services chargés du bon déroulement de son séjour ! En ce début du mois de mars 1902, les deux soeurs mettent les petits plats dans les grands pour la visite princière, planifiant une véritable bacchanale : l’orchestre joue le Beau Danube bleu, tandis que les papillons effectuent une danse en l’honneur de Dionysos, divinité romaine des plaisirs. Enivrées par la musique, les filles montent sur les tables pleines de victuailles et mêlent leurs mouvements au festin de chère. Hélas, la charmante pantoufle de l’une d’elles échappe à son pied et finit sa danse… dans les coupes de champagne ! Un des serviteurs du prince voit là l’occasion de renouveler la manière de déguster le breuvage et descend d’une traite le précieux liquide ayant rempli la chaussure ! Cette sophistication décadent force l’admiration des apprenties vestales comme des propriétaires du lieu.

Les filles du club Everleigh The Everleigh Butterflies
Un soir, un homme vient s’encanailler auprès de l’un des papillons de nuit et se vanter d’avoir des sacoches pleines de billets de banque fraîchement volés. Sa nymphe, n’ayant jamais vu autant d’argent de toute sa vie, ne peut s’empêcher de glousser de bon coeur. Un son qui ne trompe pas Minna, dont l ‘oreille semble pourvue du don d’ubiquité. Elle intervient une fois encore et la prend à part. « Nous ne répondons pas aux besoins de ce genre d’individus. Il est nerveux et suspicieux. Dis-lui n’importe quoi et débarrasse-t’en. Je te donne dix minutes. » Elle craint un piège tendu par des concurrents jaloux ou des politiques en quête de notoriété morale et prêts à les faire tomber. Après que le contenu de chaque sac a été vérifié par Minna, le voleur quitte le club. Il est retrouvé quelques jours plus tard sans une allée non loin de là, la tête fracassée par un marteau. Questionnée par la police sur l’identité possible du meurtrier, Minna trouve la parade : « Je ne connais aucun vendeur d’outils parmi nos habitués. » Une fois de plus, les nouvelles demoiselles de Chicago passent entre les mailles du filet.
Mais en février 1910, l’évangéliste anglais Rodney « Gipsy » Smith, le « messager de Dieu sous une tente de gitans », décide de passer à l’offensive. Pour cet homme à la foi chevillée au corps, la finalité vertueuse de l’existence est de tout tenter pour rendre meilleure la vie de son prochain, grâce à l’amour christique : « Ce vieux monde manque d’amour,. Il y a plus de gens qui meurent d’en être privés que d’en trop recevoir. Ne l’étouffez pas, laissez-le jaillir. » Hélas, les papillons du club ne diffusent pas l’amour, mais le vice. Smith réunit quelque 1 200 chrétiens dans le quartier. Aux portes du Club Everleigh, il galvanise la foule, pressant les deux soeurs de mettre fin à l’ère d’immoralité qui règne dans ces bas-fonds. Minna fait encore montre de son style libre et acéré : « Nous vous remercions de veiller à nos affaires, mais je suis déçue de voir tant de beaux jeunes hommes venir ici pour la première fois! » La pirouette reste inaudible face à la foule présente scandant les propos de Smith.
Tout comme les six cents bordels de Chicago ! La politique est elle aussi un art de l’illusion. Les pouvoirs publics doivent donner l’impression de reprendre en main la ville. Les hôtels de passe et les maisons closes sont comme souvent les premiers visés. Il faut une mesure phare qui calme les conservateurs mécontents. Le maire ordonne la fermeture du Club Everleigh, il veut faire passer un message fort, le crime n’a plus sa place à Chicago.


Ada Everleigh

Mina Everleigh avec le boxeur Jack Johnson. / With boxer Jack Johnson
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